Maltraitance vis-à-vis des personnes âgées
Sud-Ouest du 27 juin 2022
Sud-Ouest du 27 juin 2022
Gladys, 97 ans, malmenée dans une clinique Korian
Sa vie est un roman. Gladys vit à Bordeaux en appartement, autonome. C’est après une intervention chirurgicale qu’elle a subi des mauvais traitements. Rencontre
Gladys 97 ans, vit chez elle parfaitement autonome à Bordeaux, elle fait ses courses, sa cuisine, conduit sa voiture et remplit ses papiers. I. C. / « SUD OUEST »
«Appelez-moi Gladys », avance-t-elle, avec un accent glamour dans le regard. Gladys n’est pas vraiment son prénom, mais on l’appelait ainsi lorsqu’elle était une jeune fille de bonne famille à Bordeaux. Elle a 97 ans, vit dans un appartement, seule avec son teckel. Gladys conduit son Opel Corsa « plutôt bien », « je suis réputée pour être une excellente conductrice ». Elle fait ses courses, sa cuisine, son linge, elle utilise parfaitement son ordinateur. Gladys n’a pas peur de la mort, elle est une aventurière qui a affronté les quarantièmes rugissants sur un voilier, autant dire que les cinquantièmes hurlants la font doucement marrer. Mais voilà, ses vertèbres se cassent parfois.
Elle a été hospitalisée en 2019 pour réparer et consolider une fracture, avant d’intégrer faute de mieux, un service gériatrique à l’hôpital Xavier-Arnozan du CHU de Bordeaux. La gériatrie, elle n’a pas aimé du tout. « Ils n’avaient pas de place dans les unités ordinaires. Vu mon âge, ils m’ont installée là. En gériatrie, on vous traite comme des enfants, on vous demande tous les jours votre date de naissance, le prénom de votre mère et le nom du président de la République. Au cas où on aurait oublié. Et puis, certains m’appelaient Mamie. Mamie ! Savent-ils que j’ai changé une grand-voile en plein milieu de l’océan Atlantique, pendant une tempête mémorable ? Seule ! »
Une douche en 3 semaines
Car Gladys est très fâchée, le scandale des Ehpad Orpea et Korian l’a renvoyé à sa propre expérience. Elle a voulu témoigner de « maltraitances institutionnelles » ordinaires. Il n’y aura ni plainte devant les tribunaux, ni du mal ajouté au mal, mais elle veut se faire entendre. Avec ses 97 ans et toute sa dignité, son intégrité. « Je sais qu’ils n’ont pas apprécié mes réflexions dans le service du CHU, d’ailleurs sur mon dossier il était écrit ‘‘caractère labile’’ : évidemment, j’étais en rogne d’être traitée comme une incapable, et après je m’en voulais. Je voyais qu’ils n’étaient pas assez nombreux… »
Une fois, son séjour hospitalier terminé, il a fallu chercher un établissement de soins de suite, le seul disponible a été une clinique du groupe Korian à Talence (33). « J’y suis restée entre quinze jours et trois semaines, mais ma fille qui est médecin, a fait des pieds et des mains, a dû les menacer pour m’en sortir. J’ai compris très vite qu’il s’agissait d’une histoire d’argent. En trois semaines, je n’ai bénéficié que d’une seule douche. Je me lavais au gant et au lavabo, seule. Mon lit n’a été fait d’une fois, je n’avais pas d’oreiller. J’ai payé environ 80 euros pour bénéficier de la télévision, que je n’ai pu obtenir, parce qu’il fallait un casque et je n’y avais pas droit. Le kiné est venu deux fois. »
La même valeur
Gladys souffre d’une sténose du canal lombaire, des douleurs comparables à une hernie discale. « J’avais une prescription pour prendre des antidouleurs à base de morphine, je souffrais le martyre, je hurlais pendant trois heures, avant qu’un soignant ne m’en donne. Le personnel changeait tous les jours ou presque, des intérimaires qui se succédaient. Plusieurs fois on m’a dit texto ‘‘de fermer ma gueule’’ J’ai été coincée au restaurant de la clinique une heure, parce que personne ne pouvait me raccompagner dans ma chambre. Et toujours ces gens qui s’adressent à vous, à la troisième personne ‘‘Et la mamie, elle a besoin de rien ?‘‘ … Insupportable. »
Une fois que sa fille a réussi à l’exfiltrer, Gladys a retrouvé son quotidien, peinarde chez elle, avec son chien Enzo. Elle a traversé les deux années de pandémie de Covid, sans trop d’embûches, toujours parfaitement autonome. « Le scandale Orpea m’a retournée, comme si notre vie n’avait plus la même valeur. Je suis toujours la même, j’avais 14 ans à la déclaration de la guerre et j’ai passé toute ma jeunesse, jusqu’à mes 19 ans en pleine Occupation. Malgré le danger, j’ai rêvé de partir en Inde, après avoir lu un livre de Rudyard Kipling et j’ai filé. Seule avec un sac à dos.
Sud-Ouest du 27 juin 2022
« La maltraitance vis-à-vis des personnes âgées est bien plus terrible à domicile »
Psychogériatre honoraire de l’hôpital de Dax, le docteur Bernard Poch préside l’association Alma Landes. Il est membre du bureau national de la fédération Agir contre la maltraitance des personnes âgées. Entretien
Quelles sont les missions de Allo Maltraitance des personnes âgées, dont vous présidez l’association des Landes ?
Alma a été fondé il y a vingt-cinq ans, sous l’impulsion de deux médecins formidables à Grenoble, à l’origine de la gérontologie, les professeurs Robert Hugonot, gériatre, et Michel Philibert, philosophe. Puis, il y a un peu moins de dix ans, Alma France a créé la fédération 3977. Soit un numéro vert qui permet aux témoins ou victimes de maltraitances d’appeler gratuitement un professionnel et bénévole pour signaler une situation. Il s’agit d’agir concrètement contre les maltraitances des personnes âgées et des adultes en situation de handicap.
Quels types d’appels recevez-vous, pour quelle sorte de maltraitance ?
Disons qu’il y a un avant et après « Les Fossoyeurs ». Ce livre-enquête qui met en lumière les dysfonctionnements des Ehpad privés, Orpea en l’occurrence a délié les langues. Avant « Les Fossoyeurs », la majorité de nos appels concernait des témoignages de maltraitances à domicile, les trois-quarts des appels évoquaient cela. Une maltraitance très particulière et terrible, parce que n’offrant qu’assez peu d’issues de secours. Depuis, les appels en majorité concernent la maltraitance en institution.
À partir de quand parle-t-on de maltraitance ?
Toute action ou absence d’action qui entraîne un dommage ou un préjudice à une personne en situation de vulnérabilité, de faiblesse est une maltraitance. Le spectre est large. On parle de préjudice physique bien sûr, ce qui n’est pas le plus fréquent, de préjudice moral, social, psychologique et financier, ce dernier étant bien plus courant qu’on ne le pense.
Vous dites que la plupart des témoignages concernaient des personnes âgées vivant à leur domicile. Pourtant, le gouvernement entend favoriser le maintien à domicile. Qu’en pensez-vous ?
C’est vrai, ce fameux virage du domicile prôné par les gouvernements successifs, comme la meilleure des solutions est en réalité un mirage. Les risques de maltraitance y sont beaucoup plus fréquents et beaucoup plus graves qu’en établissement. Voyez ce paradoxe : parmi nos appelants, les familles sont celles qui signalent le plus les maltraitances et pourtant, ce sont elles qui en font le plus subir.
Comment ?
À domicile on est dans l’intime, le privé, le caché. Personne ne vous voit faire. En établissement, il y a du monde autour, des règles et des codes. Le silence est de mise à domicile, la parole est de mise en établissement. Malgré les excès et les dysfonctionnements dénoncés justement par le livre de Victor Castanet, on sait que la plupart des Ehpad fonctionnent bien, il existe des garde-fous, la parole circule. Si un agent se comporte mal, dérape avec un résident, lors d’une toilette ou autre, à un moment, ça se saura.
De quelle maltraitance parle-t-on pour des personnes âgées vivant à leur domicile ?
La situation la plus commune que l’on retrouve est celle-ci. Un fils vivant seul, avançant en âge, qui a perdu son emploi, veuf ou divorcé retourne chez sa vieille mère, qui elle, a une pension. Au début tout va bien, puis petit à petit, le fils puise dans les réserves de la mère, puis il ne la supporte plus, devient violent. La mère se tait, protège le fils, refuse que ça se sache. Un grand classique. Elle se laisse maltraiter en secret. On découvre des situations de personnes âgées seules chez elle, terribles. Il manque cruellement de personnel, encore plus que dans les Ehpad. On voit des gens attachés à un fauteuil, ou un lit pour éviter qu’ils ne tombent. La contention est un problème du domicile.
Quels sont les leviers pour protéger les plus âgés ? En Ehpad ? À domicile ?
En Ehpad, clairement les équipements sont tous sous-dotés, le gouvernement doit l’entendre. Les personnes âgées qui y entrent n’y vont pas par plaisir mais parce que c’est un principe de réalité, aucune autre ne se présente pour eux. Les effectifs ne sont pas à la hauteur, les salariés manquent de formation, les intérimaires n’en ont aucune. La maltraitance institutionnelle, c’est de l’organisation qui n’est pas à la hauteur, d’où les dysfonctionnements. Il faut des moyens. Idem à domicile, former le personnel à s’occuper des gens âgés. Qu’ils soient plus nombreux au chevet, pour sortir de l’isolement et du silence.
Que manque-t-il ?
Il manque une étude universitaire solide qui nous aide à comprendre d’où vient et quand vient la maltraitance. Aujourd’hui, on ne cible que les conséquences. Le 15 novembre, la Fédération 3977 organise au ministère de la Santé un colloque sur la maltraitance institutionnelle. On avance.
Recueilli par I. C.