Urgence aux urgences
Sud-Ouest du 18 mai 2022
Sud-Ouest du 18 mai 2022
Urgences hospitalières : pourquoi les soignants rendent leur blouse
Sainte-Foy-la-Grande, Oloron, Lesparre, Jonzac, Sarlat et aujourd’hui Pellegrin à Bordeaux. Les services d’urgences sont contraints de contenir les flux de patients. Les soignants parlent de « l’échec annoncé de l’hôpital public »
Les urgences adultes de l’hôpital Pellegrin n’accueillent plus le public sans prise de contact avec le centre 15, entre 20 heures et 8 heures du matin. ARCHIVES GUILLAUME BONNAUD/”SUD OUEST”
La nuit a été plus rude que d’habitude aux urgences adultes de l’hôpital Pellegrin du CHU de Bordeaux. « Nous avons officiellement appris par la presse [lire notre édition d’hier], à 21 heures ce lundi, que nous allions fermer la nuit, relate un soignant. Bien sûr, on entendait les bruits de couloir, évidemment ça ne pouvait plus durer : enchaîner des nuits, des jours, avec si peu de moyens humains, la moitié des boxes fermés, des gens qui attendent jusqu’à dix heures parfois. On se doutait bien, mais nous n’avons pas été informés, même pas un mail. »
À compter de ce soir, les urgences adultes de Pellegrin ne seront accessibles, entre 20 heures et 8 heures du matin, qu’après avoir téléphoné au centre 15 ou être conduit directement par le Smur. La direction parle de « réorganisation des soins », façon pudique de contourner un aveu d’échec.
« Plus jamais ça »
L’hôpital public en France se craquelle, remettant en question ses missions premières. Depuis toujours, les urgences hospitalières étaient ouvertes H 24, plus maintenant.
Pierre Catoire est médecin urgentiste, il a 30 ans, il vient de quitter le service des urgences de l’hôpital Pellegrin : « Je ne vais pas renouveler mon contrat, je pars, j’ai perdu le sens non de soigner, mais le sens de la bataille que l’on menait pour défendre nos conditions de travail, la sécurité des patients. »
« On a tenu vraiment, poursuit-il, on a mis les bouchées doubles quand il a fallu, nous avons monté un collectif Urgences en danger pour dénoncer la situation. Peine perdue. Au contraire, plus on tenait, plus on prenait l’eau, ça finissait par jouer contre nous pour qu’on aille encore plus loin, au risque d’aller trop loin. L’été dernier, un collègue a été au bord du suicide. Pour cet été je crains le pire. Plus jamais ça. »
Plus jamais ça non plus, pour Marine (1) infirmière aux urgences adultes de Pellegrin. « On est entré dans un système du toujours plus, avec de moins en moins de moyens. Les temps d’attente sont insupportablement longs pour les patients. Nous n’avons plus de lits post-urgences, alors on garde les gens deux ou trois jours ici, on fonctionne comme les Tetris, on bouge des cases, en perdant petit à petit l’humanité. »
Les atouts de la régulation
Dans ce service, une référence dans le grand Sud-Ouest qui dispose du plateau technique archi-performant, arrivent les cas les plus graves de toute la région – multitraumatismes, grands brûlés, AVC – or, la moitié des médecins urgentistes manque à l’appel. Beaucoup, comme Pierre Catoire n’ont pas renouvelé leur contrat, sont allés voir ailleurs y compris à l’international, « partis la tête haute ou la tête en vrac ».
Le recrutement ne porte pas encore ses fruits et les intérimaires sont tellement sollicités qu’ils ont le choix. Claire (1) est médecin urgentiste ici, elle résiste encore : « Il faut réduire les flux tout en évitant la perte de chance, voilà l’enjeu actuel. On assiste en direct aux conséquences du numerus clausus, on est à la charnière entre les médecins qui sont partis à la retraite et les jeunes qui n’ont pas terminé leur formation. Malgré tout, il y a toujours de la lumière aux urgences, il faut juste redéfinir la place de l’hôpital public dans le système de santé. La régulation en amont par le centre 15 est devenue la clé de voûte. »
Pourtant aussi bien à Oloron Sainte-Marie (64) qu’à Sainte-Foy-la-Grande (33) où les urgences ont été contraintes de fermer temporairement, un mouvement de solidarité s’est organisé.
« Ils ont flingué l’hosto »
Des initiatives ont émergé, toutes venues du terrain, comme à Marmande dans le Lot-et-Garonne (lire ci-contre). « Cette mobilisation reprend Claire, est historique, même si elle a été tardive. Moi, j’ai le sentiment que la direction nous écoute enfin, on discute et ils se battent avec nous. » Un avis que tous ne partagent pas, notamment Clotilde (1) médecin. « On prêche dans le désert, ça oui ! La population a le droit de savoir qu’il y a danger, que les gouvernements successifs ont flingué l’hosto et que ça fait des années qu’on le dénonce. Fermer la nuit et se reposer sur la régulation du centre 15 qui va exploser à son tour : on en est là ! »
« Ils viennent bosser la boule au ventre », admet le professeur Philippe Revel, patron des urgences du CHU de Bordeaux. « Ceux qui travaillent, font des heures supplémentaires et ont une charge beaucoup trop lourde. » Selon Pierre Catoire et les autres médecins, « la cible de recrutement pour les urgences est en deçà des besoins réels. SOS Médecins, en grève, ne fait plus de visite à domicile depuis le 15 septembre dernier, les médecins généralistes manquent. Si t’as une angine tu vas où ? »
(1) Les prénoms ont été changés.