Covid-19
Sud-Ouest du 4 août 2020
«On voit que le virus redémarre… »
INTERVIEW Le directeur de l’ARS Nouvelle-Aquitaine part en retraite dans quelques jours après avoir traversé le début d’une crise majeure. Seconde vague, masques, Ehpad… : il fait le bilan
«Sud Ouest» Vous partez à la retraite dans quelques jours après avoir dirigé l’ARS de Nouvelle-Aquitaine pendant une crise majeure. On parle de deuxième vague. Qu’est-ce que cela vous inspire?
Michel Laforcade Cette deuxième vague a beaucoup de contours possibles. Peut-être y est-on déjà, avec une multitude de clusters à bas bruit mais qui ne font pas masse comme lors du premier épisode avec un pic et une retombée en plateau. Peut-être va-t-on devoir s’habituer à vivre avec le virus. Peut-être va-t-il s’éteindre ou, au contraire, va-t-on connaître une vague identique à la première, voire plus haute. La première vague nous a appris la modestie en matière de prévisions… Tous les jours, de nouvelles questions surgissent. Aujourd’hui, on voit que le virus redémarre mais que cela ne se traduit pas par une forte augmentation des hospitalisations. Cela signifie-t-il que le virus est moins dur ? Est-ce parce que beaucoup de personnes concernées sont jeunes ?
Quelles sont aujourd’hui les capacités en Nouvelle-Aquitaine?
Nous avions 434 lits au premier jour de la crise. Nous avons été capables d’en ajouter 300 en quelques semaines. Forts de cette expérience, nous pourrions aller plus vite et sans doute un peu plus loin et tourner autour de 1 000 lits de réanimation en cas de besoin. On continue à demander aux hôpitaux de faire des réserves de matériel. On estime que disposer de stocks équivalents à trois semaines de consommation de crise est un minimum.
Il y a un débat sur un discret changement de doctrine en 2013, qui aurait déporté les obligations des stocks stratégiques vers les stocks tactiques, ce qui impliquait qu’il incombait aux établissements de constituer leurs propres stocks de masques. Que savait le directeur de l’ARS de cette nouvelle doctrine?
On en parlait comme on parle de doctrine au sens conceptuel. Mais elle n’a pas été appuyée ou relayée par des demandes précises comme «nous vous demandons de faire savoir à vos établissements que la doctrine est désormais celle-ci et que vous devez contrôler». Il n’y a pas eu de circulaire. Or, dans l’administration, il y a des formes pour ce qui fait l’objet d’injonctions. Je n’ai pas envie de stigmatiser qui que ce soit, il y a une responsabilité collective. Et le fait d’appliquer la théorie du flux tendu à ces produits était, avant la crise, une idée dominante. Même si on se rend compte aujourd’hui que c’était inopportun.
Le flux tendu, c’est une religion qui s’effondre?
Sans doute que chacun porte une déception à la hauteur de ce qu’était sa propre croyance. Mais je note que parmi ceux qui font des procès, rares sont ceux qui avaient pris la parole il y a six mois. L’idée était admise qu’on n’était plus obligé de stocker car le marché répondrait, qu’il suffirait d’appuyer sur un bouton. Sauf qu’en période de pandémie, tout le monde a les mêmes besoins en même temps… Ce qui avait été décidé au moment du H1N1 était une vraie méthode de précaution utile et intelligente: une pandémie est possible et probable, il y a un vaccin disponible, je commande des masques et des vaccins. Il n’est pas exclu que la façon dont a été traitée Roselyne Bachelot à l’époque ait donné des inhibitions à ceux qui ont suivi.
Lorsque le pays est passé en phase3, la doctrine globale était de ne plus rechercher les cas contacts et de laisser le virus circuler. La Nouvelle-Aquitaine a dérogé…
Ce n’était pas complètement interdit, simplement, on ne nous le demandait plus. Nous pouvions légitimement penser que la Nouvelle-Aquitaine n’était pas encore en phase 3. Nous avons cru dès le début en ces bonnes pratiques et on pouvait continuer à le faire, je le dis en pensant à mes collègues d’autres régions où la situation n’était pas aussi favorable. Nous avons estimé que dès que nous avions un cas dans une collectivité de vie, comme un Ehpad ou un établissement de santé, on pouvait s’autoriser à dépister la totalité de la communauté. Nous étions convaincus que c’était la clé du succès. Ce n’était pas interdit et on pouvait le faire. Cette stratégie n’est peut-être pas étrangère au fait que nous sommes la région qui a eu le moins de morts en Ehpad par rapport à la population.
Même ici, il s’est passé des choses très dures en Ehpad…
Je souscris à l’idée que si le virus était entré dans une école et avait fait six ou huit morts, ça aurait été une affaire nationale. […] Dans notre imaginaire, l’Ehpad, c’est le lieu où l’on doit mourir, et même si on y meurt plus vite en période de crise, ça fait partie de l’Ehpad. C’est invraisemblable. Les Ehpad ne sont pas des lieux de soin mais des lieux de vie où des personnes ont besoin d’être soignées. Cela doit être un substitut du chez soi. Cela veut dire des choses en termes de respect humain. D’entrée, on a posé des exceptions pour les visites qui étaient une condition de survie. En dehors de ces exceptions sommes-nous allés trop loin dans les mesures de confinement ? Je ne le crois pas mais je pose la question. Jusqu’où préserver la vie en excluant des venues extérieures, en empêchant une personne de sortir de sa chambre? Jusqu’où préserve-t-on la vie et à partir de quand peut-on basculer inconsciemment dans des situations abominables ? On en demande beaucoup au personnel dans ces moments-là, comme à chaque fois que l’on demande à des femmes et des hommes de se déterminer sur la crête qui sépare la vie et la mort. Je sais que certains ont craqué. Il faut qu’on profite de cette période de calme pour réfléchir.