Coronavirus
Sud-Ouest du 30 mai 2020
Sud-Ouest du 30 mai 2020
Tous les enseignements tirés de la crise
REPORTAGE Dans le service de réanimation du CHU de Bordeaux, les soignants reprennent leur souffle. L’accalmie du Covid-19 apporte son lot de constats. Et de doutes
Après les doutes, le retour aux acquis a été salvateur. PH. F. COTTEREAU
Exit le costume d’astronaute modèle virus Ebola. Avec combinaison, masque, charlotte, chaussons, gants, visière, surblouse. Le service réanimation du centre hospitalier universitaire (CHU) de Bordeaux, sur le site de Pellegrin, est la plus grosse machine de la région. 270 soignants pour 50 lits pendant la vague du Covid-19. Si on a balancé aux orties les protections sanitaires maximales, c’est qu’il ne reste plus ici, qu’un seul patient Covid positif. Il y a un mois, l’effervescence et la tension étaient encore au maximum. Les protocoles d’hygiène épuisants. Depuis, l’équipe s’est détendue, décomplexée face à la menace. Ensemble comme jamais, ils viennent de vivre une «espèce d’aventure»: la découverte en direct d’une nouvelle maladie.
À Pellegrin, les soignants en réa ont connu une semaine de trouille au ventre. « Fin mars, juste au début du confinement, on cumulait six entrées par jour, et ici, la durée d’hospitalisation était longue, relate le professeur Alexandre Boyer, responsable d’unité. Sans le confinement, on aurait basculé.» Il admet avoir connu de la tension sur le matériel, surblouse, masques, médicaments «mais pas de pénurie ». Ils ont vu les patients s’affaisser en quelques heures, comme dans d’autres services de réanimation. « On a baigné dans une ébullition très déstabilisante au début, poursuit le médecin. Un changement dans nos habitudes s’imposait. Il fallait intuber de façon précoce les patients en besoin d’oxygène, alors qu’avant nous préférions la ventilation, moins invasive mais avec un risque majoré d’aérosolisation du virus. On a tâtonné.»
Revenir aux soins basiques
« Décubitus ventral. » Eux aussi ont pratiqué cette méthode : retourner les patients sur le ventre pour les soulager. Il fallait inventer, observer les pratiques dans d’autres services en France, en Allemagne, en Italie. Les embolies se multipliaient. Comment les prévenir, les circonscrire ? « Bien sûr qu’on a tenté l’hydroxychloroquine, les antiviraux… Avant de cesser complètement, admet le professeur Boyer. Au fil des jours, on a observé, mieux compris la maladie, l’ébullition du début est retombée, elle nous était montée à la tête. Et on est revenu à nos acquis : le standard of care, les soins de support. On a placé les patients sous anticoagulants pour éviter les embolies, des antibiotiques en cas d’infection : pas plus. Et nous nous sommes occupés de nos patients de très près. Rien n’a été négligé.» Le corps et le cœur.
Pour le corps, en plus de la ventilation nécessaire, moins d’intubations traumatisantes, bien nourrir, hydrater, éviter les dégradations, avec des soins quotidiens, des gestes adaptés, un accompagnement précis, inlassable. Et le cœur: «Nous avons fait en sorte que le lien entre le patient et ses proches ne soit jamais rompu. On en est fier, on a organisé le service dans ce sens et nous avons été la première équipe en France à l’initier.» Ainsi, à l’entrée de l’unité, juste avant les portes battantes, Jonathan aide-soignant assure une mission d’agent d’accueil « Les proches d’un patient hospitalisé prennent rendez-vous, et j’organise un planning, de façon à limiter les contacts en salle d’attente. C’est moi qui les reçois et guide le protocole. » Ce jour, une jeune femme a pris rendez-vous, elle avance à pas comptés, masque et mains propres, enfile une blouse. «À une époque, reprend le professeur Boyer, les services de réanimation étaient planqués dans les sous-sols des hôpitaux, personne n’y pénétrait.»
«Un esprit solidaire renforcé»
Comme une antichambre de la mort. Au second étage désormais, le ciel entre par les fenêtres. Les lits techniques des patients sont répartis dans des box de quatre ou cinq. Des personnes intubées, placées en coma artificiel, d’autres parfaitement réveillées qui sirotent un jus de fruit. Autour de leurs lits, une machinerie broussailleuse : échographe, appareil à dialyse, à seringues électriques, scope de surveillance. Forêt de bips sonores, de clignotis. Et malgré tout, le calme.
Le sourire des soignants masqués se lit dans leurs yeux. « On a travaillé dans un esprit collectif, la veille sur les informations quotidiennes en flux continu était partagée, dans un esprit solidaire renforcé, indique Alexandre Boyer. Cette maladie complexe, faisait surgir des symptômes cliniques nouveaux presque tous les jours. Il fallait s’adapter, bouleverser nos pratiques, trouver les gestes. Il y a eu des rapprochements, nous avons travaillé avec l’équipe du professeur Denis Malvy (infectiologue), les virologues, les urgences… y compris en temps réel, avec l’administration, ce qui était très nouveau. En plus du soin, nous avons pratiqué de la recherche clinique soutenue, avec des process incroyablement accélérés, tous tendus vers un même objectif.» Terrasser le coronavirus. Il dit aussi que ce virus leur a réappris l’incertitude, l’humilité. « Le chaos, l’imprévisible est possible. La médecine ne peut pas être réduite à des protocoles de management sans tenir compte de la fragilité du terrain. » Cette crise leur a rappelé.