Le fléau des pénuries de médicaments risque fort de s'amplifier
Sud-Ouest du 1er mars 2020
Santé : quand les médicaments viennent à manquer
L’Inde et la Chine concentraient 61 % des sites de production de substances pharmaceutiques actives utilisées pour les médicamentsvendus en Europe, selon un rapport de 2018. © Crédit photo : AFP
Peu connu du grand public, le fléau des pénuries de médicaments risque fort de s’amplifier à cause de l’épidémie. De très nombreux principes actifs sont fabriqués en Asie
« J’ai travaillé pendant quarante ans au cœur du système de soins. Je me suis tu jusqu’à maintenant. Ce n’est plus possible. Il y a un devoir de parole. » Ancien président de l’université de Bordeaux, professeur (retraité) de pharmacologie, Bernard Bégaud dénonce haut et fort le scandale des pénuries de médicaments (1).
Qui s’emploie à fureter sur le site Internet de l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) prend rapidement la mesure du problème. Une rubrique y recense les produits d’intérêt thérapeutique majeur soumis à des tensions, voire à des ruptures d’approvisionnement sur le marché français. La liste est longue comme un jour sans pain.
« On parle là de médicaments considérés comme essentiels par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Des corticoïdes, des antibiotiques, des anticancéreux… À deux reprises, la prednisolone, un corticoïde très employé, a été introuvable pendant neuf mois. On pourrait aussi parler de la dépamide, utilisée dans le traitement des troubles bipolaires. Ce sont des médicaments anciens à l’efficacité éprouvée. Jamais, par le passé, ils n’étaient venus à manquer ! Comme par hasard, il n’y a jamais de pénurie sur les molécules innovantes et très chères », fulmine Bernard Bégaud.
Les statistiques accréditent ses propos. « Les signalements de tensions d’approvisionnement ont été multipliés par vingt en dix ans : 44 en 2008, 868 en 2018 », selon un communiqué des services d’Édouard Philippe, en septembre dernier.
Avant l’arrivée du coronavirus
Ce gros souci n’a rien à voir avec le spectaculaire déboulé du coronavirus. Mais avec le freinage d’urgence imposé aux usines chinoises, il prend et il prendra encore plus de relief. Le médicament est une industrie financiarisée et mondialisée qui a largement délocalisé sa production dans l’atelier du monde. « Comme le jouet et la tondeuse à gazon. Sauf que le médicament n’est ni un jouet, ni une tondeuse à gazon », grince le pharmacologue.
Cette situation a fait l’objet de nombreux exposés depuis dix ans. Dans un rapport d’information sénatorial publié en septembre 2018, le rapporteur Jean-Pierre Decool mentionnait que l’Inde et la Chine concentraient 61 % des sites de production de substances pharmaceutiques actives utilisées pour les médicaments commercialisés en Europe. « Environ 40 % des médicaments vendus dans l’UE proviennent de pays tiers et 80 % des fabricants de substances pharmaceutiques actives sont localisés en dehors de l’espace européen », écrivait l’Agence européenne des médicaments (EMA), il y a trois ans.
L’Académie nationale de pharmacie s’est elle aussi penchée sur le phénomène, avec un rapport dédié adopté en juin 2018. Il décrit « la grande dépendance de l’Europe vis-à-vis des sources d’approvisionnement en matières premières pharmaceutiques ». Plus troublant, il fait le constat d’une aggravation du problème.
Les tensions et les pénuries concernent surtout la fabrication en masse des principes actifs des médicaments anciens. On y ajoute des excipients avant la mise au point finale. Ce sont les premières étapes de la production qui sont massivement délocalisées. Le coût, le droit du travail et les normes environnementales – le médicament, c’est de la chimie fine – ont incité les industriels à procéder ainsi.
Les effets en sont ubuesques. L’Académie de pharmacie relate que les usines pharmaceutiques chinoises ont toutes les peines du monde à réduire leurs émissions de polluants. Les autorités leur ont administré un remède de cheval. « Courant 2017, elles ont drastiquement coupé l’approvisionnement en électricité de certaines grandes zones industrielles. Les conséquences en ont été presque immédiates. C’est ainsi qu’on observe une pénurie mondiale d’amoxicilline et d’acide clavulanique, principes actifs d’Augmentin et de ses génériques », écrit-elle dans son rapport daté de juin 2018.
Les promesses des industriels
Les industriels européens craignent, eux aussi, un crash du système. En France, le Leem (Les entreprises du médicament) met l’accent sur les « causes multiples » des pénuries avec, au premier chef, la hausse de la demande mondiale. Il a publié, il y a un an, un plan d’action en six axes. Il comprend, notamment, la mise au point d’une liste resserrée de « médicaments d’intérêt sanitaire et stratégique », parmi lesquels les anticancéreux et les antibiotiques.
Ceux-ci feraient l’objet d’une gestion renforcée qui s’accompagnerait de stocks de sécurité. « Le souhait d’avancer sur une liste prioritaire de médicaments à sécuriser n’a pas encore été acté par les pouvoirs publics, à ce stade », regrette le Leem.
Les autorités semblent s’éveiller de leur torpeur. Des groupes de travail ont planché au cours de l’année écoulée. Un rapport a été commandé à Jacques Biot, l’ancien président de l’École polytechnique. Votée en décembre, la loi de financement de la Sécurité sociale pour 2020 en porte les premières traces. Elle contraint les entreprises à constituer des stocks de sécurité et les somme de mettre en œuvre des solutions alternatives, en cas de rupture d’approvisionnement. Avec des sanctions à la clé. À suivre.
-
« La France malade du médicament, 110 milliards d’euros plus tard », éd. de l’Observatoire, à paraître courant mars.
Axel Kahn : « Relocaliser est un enjeu de souveraineté sanitaire »
Médecin et généticien de réputation internationale, ancien directeur de recherche à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), essayiste, Axel Kahn est le président de la Ligue nationale contre le cancer.
« Sud Ouest Dimanche ». La crise du coronavirus et les menaces de pénurie qu’elle porte doivent-elles provoquer des changements dans l’industrie du médicament ?
Axel Kahn. Cette crise témoigne de la pertinence des propositions fermement appuyées par la Ligue nationale contre le cancer. Il faut relocaliser en Europe la production des médicaments considérés comme stratégiques. La France ne peut pas tout faire à sa seule échelle. Il faut partager l’effort dans le cadre de la construction européenne, avec des unités de production implantées sur l’ensemble du continent. Cela implique sûrement un effort financier, sous forme d’aide ou de partenariat entre le public et le privé. Mais un tel laxisme ne peut pas durer. C’est un enjeu de souveraineté sanitaire. C’est également indispensable si l’on se place sur le terrain des droits de l’homme.
« La constitution de stocks stratégiques », un impératif pour Axel Khan. © Crédit photo : ERIC FEFERBERG / AFP
S’achemine-t-on vers de nouvelles pénuries à cause du freinage de l’industrie chinoise ?
Il est absolument certain que, dans les mois qui viennent, on déplorera de nouvelles pénuries. Les usines tournent au ralenti ou sont carrément à l’arrêt en Chine. Elles risquent de l’être également en Inde si l’épidémie de coronavirus s’y développe. Or, c’est là que les molécules tombées dans le domaine public sont fabriquées. La compétition internationale a tiré les prix vers le bas. Elle a ramené la rentabilité à un niveau très faible sur ce type de substances. Par réalisme économique, par souci du moindre coût, l’industrie du médicament s’est mise à s’approvisionner auprès de « façonniers » installés dans ces pays d’Asie. Ils fabriquent des lots très importants. En cas de problème sur une chaîne de production, tout s’arrête. C’est l’une des raisons des pénuries très fréquentes qui se multipliaient bien avant la crise du coronavirus. Elles vont forcément s’amplifier.
En quoi la cancérologie est-elle concernée ?
Il y a 35 molécules essentielles en cancérologie qui sont produites en Asie. Elles sont l’objet de carences dans le monde entier. Le phénomène est devenu aussi fréquent que dramatique, avec de très lourds effets pour les patients. On peut prendre l’exemple du cancer de la vessie. Quand il n’est pas rendu à un stade métastatique, on le traite efficacement par des instillations de BCG et de mitomycine C qui sont bien tolérées. Pendant très longtemps, ces médicaments ont été en rupture de stock. J’ai des témoignages qui émanent de chirurgiens. Dans certains cas, ils ont été obligés de procéder à des cystectomies (NDLR : l’ablation de la vessie) parce qu’il n’y avait plus d’alternative thérapeutique. De telles interventions ont des conséquences très importantes qui se prolongent tout au long de la vie des patients.
Que font les pouvoirs publics ?
Agnès Buzyn semblait avoir pris la mesure de la situation. Des commissions ont été créées pour régler le problème des pénuries. Nous escomptons des résultats : la constitution de stocks stratégiques et de fortes amendes pour les contrevenants.