Retour sur le plus terrible et le plus meurtrier des incendies du Sud-Ouest
Sud-Ouest du 11 août 2019
Sud-Ouest du 11 août 2019
Il y a 70 ans, la tragédie du «Grand Feu»
HISTOIRE Le plus terrible et le plus meurtrier des incendies du Sud-Ouest a démarré le 19 août 1949 à Saucats (33). Il a tué 82 personnes et ravagé 52 000 hectares
Plus de 200 maisons ont été ravagées et des dizaines de milliers d’hectares de pins sont partis en fumée. PHOTO ARCHIVES « SUD OUEST »
Le feu ! Le «Grand Feu» comme le baptise le poète Bernard Manciet dans son ouvrage «Landes en feu» (éd. «Sud Ouest»). Tel un fauve affamé d’écorce et de bois, il s’est jeté sur la forêt ce 19 août 1949. Il l’a dévorée, pendant une semaine, avant que des milliers d’hommes, souvent munis de leur seul courage, parviennent à le domestiquer puis à le vaincre, au péril de leur vie.
Cet été 49 est caniculaire. La pluie dédaigne Bordeaux et la région. Le sol est assoiffé, brûlant comme une pierrade. Et le feu fait peur. De nombreux incendies se sont déjà déclarés depuis le 10 août, comme une répétition de la tragédie : sur le bassin d’Arcachon et dans le Médoc, à Castets (40), Magescq (40) et Captieux (33), à Bussac (17) et même à Mérignac-Beutre, aux portes de Bordeaux. Entre 1941 et 1947, ce sont près de 400 000 hectares de forêt qui sont partis en fumée, selon l’historien Philippe Crémieu-Alcan. Les services de secours sont en alerte permanente.
Une citerne et un cheval
Le premier acte se joue dans une scierie de Saucats, en Gironde, le 19 août à 13 heures L’alerte est donnée vers 15 heures d’une tour de guet. L’incendie est lancé. Comment l’assommer quand on a les mains nues ou seulement des branches d’arbre qui ne l’étourdissent même pas? Les forestiers allument des contre-feux, cette technique très risquée censée confisquer l’oxygène dont l’incendie a besoin pour progresser et que condamne le colonel Maruelle, le patron des pompiers. «Un pompier doit éteindre les incendies, pas les allumer», déclare-t-il à « Sud Ouest».
Janine Puyau, alors adolescente au Barp, se souvient de son père, partant de chez lui avec une citerne tirée par un cheval. L’incendie se rit de ces efforts dérisoires. Il s’est trouvé un allié redoutable, le vent, qui le porte vers Le Barp. Le front s’étend alors sur cinq kilomètres. Dans une forêt mal entretenue au lendemain de la guerre, remplie de broussailles comme un grenier de vieux papiers, le feu ne fait qu’une bouchée de la forêt.
Le vent tourne et conduit l’incendie vers Salles et Mios à la vitesse de 4 kilomètres par heure. À Mios, on s’attend au désastre, certains fuient la commune avec quelques bagages bouclés à la hâte tandis que d’autres essaient de freiner l’inexorable progression (lire par ailleurs). Alors que les flammes, hautes comme les pins, ne sont plus qu’à quelques centaines de mètres, le vent tourne à nouveau. Mios échappe au bûcher.
La journée du 19 n’est rien en comparaison du lendemain, apocalyptique, comme le raconte l’historien José Cubero. Alors que la matinée semble annoncer une accalmie, un vent d’une violence inouïe se lève dans l’après-midi. Il réveille et galvanise un feu assoupi.
Celui-ci parcourt et ravage 6 000 hectares en vingt minutes. Les témoins parlent d’une véritable tempête de feu, comme des bombes incendiaires larguées du ciel. Comme des scènes de guerre. C’est ce 20 août que le feu devient meurtrier après avoir piégé des dizaines de combattants, dont une vingtaine de jeunes militaires de Châtellerault vers Croix d’Hins (un lieu-dit de Marcheprime) et Cestas, là où sera érigé le mémorial rendant hommage aux 82 victimes. La température, d’environ 1 500 degrés, fait exploser leurs poumons.
Un paysage dévasté
À une vingtaine de kilomètres de l’enfer, Bordeaux est plongée dans le noir en plein jour. La capitale est recouverte de cendres et d’aiguilles calcinées, transportées par le vent. Le jeune maire, Jacques Chaban-Delmas, se fait remarquer par son activité. D’autant plus que le chef du gouvernement, Henri Queuille, et son ministre de la Défense, Paul Ramadier, sont très présents à la préfecture. Ils assistent aux obsèques des victimes et aux hommages qui sont rendus à ces héros, le 24 août, à l’hôpital Robert-Picqué pour les militaires, à Cestas pour les civils, dont le maire de Saucats et 25 habitants de Canéjan, commune qui paie un affreux tribut.
L’incendie est déclaré circonscrit le 24 août, à 7 heures du matin. Il laisse une population hébétée et un paysage dévasté. En 1949, les plaies de la guerre sont encore vives. Alors, les rumeurs enflamment les esprits. On attribue l’incendie à d’anciens miliciens ou des militants anticommunistes financés par Franco. Une poignée de pyromanes sont arrêtés, sans motivation politique, et la plupart passent aux aveux. Mais le premier feu est parti d’un mégot, dans une scierie de Saucats. Un mégot si petit. Et si criminel.
Avec l’aide d’Ève Guyot, Laurianne Vokofana, Hippolyte Radisson, Mathias Hardoy, Philippine Kaufmann et Rebecca Laplagne (étudiants à l’IJBA).
AOÛT 1976. Sur la presqu’île d’Arvert, en Charente-Maritime, 1 500 hectares partent en fumée. L’évacuation des habitants se fait dans le chaos et la panique.
JUILLET 1989. L’été est caniculaire et sans pluie. Le 18 juillet, un incendie éclate entre Le Porge et Lacanau (33). Attisé par un vent soufflant à 25 km/h. Des campings et le village naturiste de la Jenny sont évacués. Aucune victime mais 3 800 ha de pins détruits.
AVRIL 1990. En pleine sécheresse, un feu se déclare le 1er avril et, en une dizaine d’heures, passe de Saint-Aubin-de-Médoc à Carcans : 6 000 hectares sont ravagés.
AOÛT 1990. Les 13 et 14, 3 000 ha sont dévastés aux confins de la Gironde, du Lot-et-Garonne et des Landes. Le feu est dû à la foudre.
AVRIL 1995. Le 14, deux incendies se déclarent en Gironde, au camp de Souge et à Naujac. En une seule journée, les flammes détruisent entre 900 et 1 000 hectares de pinèdes et de broussailles.
AVRIL 2002. Conséquence à retardement de la tempête de 1999, un incendie détruit environ 1 500 ha de forêt à Carcans et Hourtin (33). En 2002, plus de 2 500 ha de pins ont brûlé en Gironde.
JUILLET 2015. Le 24 juillet, 600 ha de forêt sont ravagés à Saint-Jean-d’Illac (33). Il faudra une semaine pour le circonscrire. 600 habitants sont évacués
Sud-Ouest du 11 août 2019
« On sortait de la guerre, le massif était peu entretenu… »
ENTRETIEN Les leçons du drame de l’été 49 ont été tirées. Les forestiers du Sud-Ouest ont su créer une organisation efficace de lutte contre l’incendie, explique leur président Bruno Lafon
«Sud Ouest Dimanche» Pourquoi les incendies d’août 1949 ont-ils pris une telle ampleur ?
Bruno Lafon On sortait de la guerre, une période pendant laquelle le massif avait été peu ou mal entretenu. Pendant ces années, il y avait eu moins d’hommes dans les forêts si l’on excepte les moments où les Allemands venaient planter les fameuses colonnes de Rommel, ces pins taillés en pointe et dressés vers le ciel qui empêchaient les planeurs alliés d’atterrir. Depuis 1934, les conditions climatiques étaient très sévères. Trois étés caniculaires s’étaient succédé. En août 1949, il n’avait pas plu depuis le printemps. Les sols étaient couleur paillasson.
Quels étaient les moyens de lutte ?
À l’époque, il y avait du monde à la campagne. Et la peur du feu était très présente dans les esprits. Lorsqu’il a pris à Saucats, il a tout de suite été signalé. Quand le tocsin sonnait dans les villages et que l’on entendait partout ce cri en gascon «Lo Huec», (le feu), les gens accouraient. Ils n’avaient le plus souvent que des branches d’arbres et des pelles pour combattre les flammes. Ils attelaient des ânes et des chevaux à des carrioles ou ils chargeaient les barriques de résiniers qu’ils remplissaient d’eau. Il y avait bien quelques GMC et Half-track. Mais les moyens en matériel et en hommes étaient dérisoires.
Des erreurs humaines n’ont-elles pas amplifié l’incendie ?
Je n’instruirai pas le procès des contre-feux. C’était la technique de l’époque. On luttait contre l’avancée des flammes en allumant un autre feu sur l’espace situé devant la ligne de l’incendie. Un contre-feu détruit les matières combustibles qui nourrissent le foyer principal tout en supprimant l’oxygène qui l’alimente. Mais ces étouffoirs de brasier sont devenus inutiles lorsque les vents violents ont changé de direction et cela à plusieurs reprises. La force des rafales était telle qu’elle couchait les arbres.
Quels enseignements ont été tirés de ce drame ?
Il a suscité la création d’un corps de sapeurs pompiers forestiers en Gironde, dans les Landes, et en Lot-et-Garonne. Il a permis à la région de se doter de véhicules et d’engins militaires réformés après la fin de la guerre. Et il a surtout été à l’origine de la création de la DFCI, la Défense des forêts contre l’incendie en Aquitaine. Les sylviculteurs avaient tout perdu mais ils se sont imposé une taxe par hectare et par an. Elle a permis d’ouvrir, au fil du temps, 42 000 km de pistes, de constituer plus de 4 000 points d’eau et de réaliser de multiples aménagements. L’argent des forestiers finance plus de la moitié des investissements annuels (4,5 millions d’euros) et il permet surtout d’aller chercher les fonds de l’Europe, de l’État et de la Région.
La tragédie de 1949 a donc accouché d’une véritable structure de défense et de prévention ?
À l’époque, seule une poignée de communes était organisée. Elles sont aujourd’hui près de 450. La DFCI Aquitaine regroupe quatre fédérations départementales et plus de 200 associations locales qui programment les travaux et peuvent tabler sur le soutien de 2 500 bénévoles actifs. Grâce à ce réseau, nous avons conçu dans les années 1990 un système d’information géographique aujourd’hui numérisé. Nous le partageons avec les services de secours, les élus et les acteurs de la lutte contre l’incendie. La zone forestière, qui couvre 1,250 million d’hectares, est précisément cartographiée.
Aujourd’hui, un sinistre comme celui de 1949 est-il imaginable ?
Nous avons une forêt entretenue, l’expérience, des moyens matériels et humains sans commune mesure, la possibilité de faire appel à des canadairs… Mais il faut rester humble. Il y a quelques années, une compagnie d’assurance avait estimé que le risque susceptible d’être couvert pouvait aller jusqu’à 10 000 ha. Certains secteurs me font très peur, dans les Landes ou au cap Ferret. La pression démographique, le mitage, ont considérablement accru le nombre de personnes et d’habitats exposés.
La monoculture du pin n’est-elle pas un facteur de risque ?
La question ne se pose pas. Le pin maritime peut rester des mois les pieds dans l’eau ou des mois sans eau. C’est l’arbre le plus adapté à ce territoire. Une sylviculture dynamique, des forêts entretenues, sont facteur de sécurité. Hormis Trump, personne ne dit que la forêt s’auto-enflamme. Ce n’est pas la foret qui crée le risque, c’est l’homme. 94 % des départs de feu – il y en a eu 1 600 en Gironde en 2018 – sont d’origine humaine.
Recueilli par Dominique Richard
Sud-Ouest du 11 août 2019
« Chacun faisait comme il pouvait… »
TÉMOIGNAGE Il avait 22 ans en 1949. Louis Cluzeau a pris part au combat contre le feu
À Mios (33), c’est Loulou. Louis Cluzeau est une figure de la commune. Pas seulement parce qu’à 92 ans, il tient encore, avec sa femme Hélène, 86 ans, et leur fille l’épicerie Proxi du centre-ville, ouverte en 1925 par ses parents. Louis Cluzeau est surtout l’un des derniers témoins du combat héroïque livré contre le gigantesque incendie d’août 1949. À l’époque, c’est un «gamin» de 22 ans, démobilisé depuis deux ans, qui travaille avec son père, pompier forestier comme la plupart des hommes de Mios. En 1950, Loulou suivra là aussi son père en rejoignant ce corps de volontaires. « C’est arrivé un an après l’incendie, dit-il, mais, de toute façon, je serais devenu pompier. C’était un devoir.» Il y restera 28 ans, jusqu’à sa retraite avec le grade d’adjudant-chef.
En 1949, c’est en espadrilles et à mains nues qu’il combat le feu. «Avec trois copains, on avait chargé des barriques remplies d’eau sur un camion et on est parti pour prêter main-forte aux pompiers. On leur demandait quoi faire. Ils nous ont dit d’aller arroser les environs de certaines maisons pour les protéger du feu. À l’époque, Mios comptait moins de 3 000 habitants, les maisons étaient isolées et construites au milieu des pins.»
Un été très sec
La mémoire de Louis Cluzeau est intacte et, dans le buffet du salon, il a conservé des documents et des photographies qui montrent le dénuement de la population et des combattants du feu. «Il n’y avait pas de radio, peu de gens avaient le téléphone. Chacun faisait comme il pouvait, presque sans coordination. Pour ne rien arranger, l’été avait été très sec, comme maintenant. Il n’y avait pas beaucoup d’eau dans les puits ou les rivières. Le feu enflammait l’herbe comme de l’amadou. Parfois, on luttait contre les flammes avec des branches d’arbre. » Soixante-dix ans plus tard, Louis Cluzeau n’a pas oublié « le spectacle grandiose» des flammes et de la fumée qui asphyxiait les poumons et brûlait les narines malgré les linges humides sur le visage, le bruit terrifiant du feu qui progressait à toute allure ou des pommes de pin qui éclataient comme des bombes sous la chaleur. Il n’a pas oublié non plus les gens qui fuyaient leurs maisons comme si, à nouveau, l’envahisseur allemand était à leurs portes. Et bien sûr, il n’a pas oublié les morts. «L’armée avait envoyé des jeunes recrues qui ne connaissaient rien à la lutte anti-incendie. Une vingtaine a péri. Et puis il y a des gens du village qui sont morts et que je connaissais bien. Mais Mios a été épargné parce que le vent a subitement tourné.» Il s’étonne qu’un journal s’intéresse à lui. «Je ne crois pas que mes petits-enfants m’aient posé de questions sur l’incendie…»
En costume-cravate
À côté de lui, sa femme Hélène avait 16 ans en 1949 et habitait Facture (33). «À cet âge-là, on est plus insouciant, mais je me rappelle parfaitement de la fumée. Le ciel était noir, on se croyait la nuit.» Hélène a vécu avec admiration et philosophie l’engagement de son mari au sein des pompiers. «Un dimanche, on déjeunait au restaurant avec des amis, il est parti sur un feu en costume-cravate. » N’empêche, tout pompier qu’il ait été, Loulou n’a jamais pu, en 67 ans de mariage, empêcher sa femme d’allumer un barbecue avec une bouteille d’alcool à brûler. Là, il a renoncé.
B.L.
Sud-Ouest du 11 août 2019
IL Y A 70 ANS, LA TRAGÉDIE DU « GRAND FEU »
Des branches, des citernes, des gens impuissants : le feu progresse toujours.
Le 25 août, un hommage solennel est rendu aux victimes civiles, à Cestas, en présence du président du Conseil Henri Queuille. Face aux familles affligées, le préfet de la Gironde Pierre Combes ébauche un geste de soutien. PHOTOS ARCHIVE S « SUDOUEST »
Sud-Ouest du 11 août 2019
La flamme de la solidarité
"L’appel aux dons après une catastrophe ne date pas d’aujourd’hui. On s’est habitué à ce que les quotidiens régionaux utilisent leur réseau pour demander un geste à leurs lecteurs, mais l’incendie d’août 1949 a joué un rôle capital dans ce comportement."...
..."Le 11 septembre 1949, plus de 11 millions de francs ont été récoltés – environ 34 millions d’euros."...