Marianne du 1er juillet 2019
Ras le bol : Grève : derrière les urgences et la police saturées, les pompiers à bout de chaîne
La grève des pompiers traduit une tension sans cesse croissante des services du 18. - LOIC VENANCE / AFP
Les pompiers, en grève cet été, pâtissent d'un effet domino venu d'autres services publics en tension, notamment le système des urgences et la police qui s'appuient sur les capacités d'intervention des soldats du feu pour compenser leur propres manques de moyens.
En ce mois de juillet 2019, l'ambiance n'est pas au bal dans les casernes. Mercredi 26 juin, les sapeurs-pompiers de France ont entamé une grève qui doit durer jusqu'à la fin de l'été. Un mouvement qui doit se dérouler sans incidence sur la prise en charge du public : comme les urgentistes, les pompiers, qui peuvent être réquisitionnés en cas de besoin, n'arrêtent pas le travail pendant leur grève. "On va déployer des banderoles sur des grands axes routiers, et rejoindre les piquets de grève des urgences", nous précise Arnaud, pompier professionnel dans les Côtes-d'Armor. Les soldats du feu protestent contre un manque de moyens face à la hausse de leur charge de travail. Depuis 2010, le nombre de leurs interventions a augmenté de 10%, culminant à 4,6 millions en 2017, d'après les statistiques du ministère de l'Intérieur.
Dans leur préavis de grève envoyé au ministre de l'Intérieur, sept syndicats, représentatifs "de plus de 85% des sapeurs-pompiers", réclament un "recrutement massif" face à cette sur-sollicitation, la hausse de la prime de feu et le retrait du Projet de loi de transformation de la fonction publique. Certains réclament aussi la mise en place d'un numéro unique d'urgence, qui fusionnerait le 15, le 17 et le 18. L'objectif étant d'éviter que les citoyens appellent les pompiers par défaut. L'envolée du nombre d'interventions ne peut pourtant s'expliquer par des coups de téléphone injustifiés : depuis 2010, le nombre d'appels au 18 a baissé de 2%.
SAMU-POMPIER, LE BAL INFERNAL
En réalité, ce ne sont pas les citoyens qui se tournent davantage vers les pompiers. Ce sont d'autres services et en premier lieu le Samu, lui-même à bout de souffle, qui les envoient de plus en plus en intervention. C'est ce qui explique l'explosion du nombre de leurs sorties étiquetées comme "secours à personne", de 69% du total en 2010 à 78% en 2017. Parmi ces opérations, beaucoup dépassent les missions normalement dévolues aux pompiers, censés intervenir en cas d'urgence vitale. "On sert de variable d'ajustement, dénonce André Goretti, président de la Fédération autonome des sapeurs-pompiers professionnels. Quand on reçoit un appel au 18 et qu'on considère qu'il n'y a pas d'urgence, on le transfère au 15. Mais bien souvent, le Samu nous renvoie la requête au lieu de solliciter un médecin de garde". Parmi les causes de ce phénomène : la désertification médicale. C'est le cas chez Arnaud : des médecins de garde, signale-t-il, "il n'y en a plus dans le centre de la Bretagne". Résultat : "Ce matin encore, j'ai transporté quelqu'un aux urgences alors qu'une consultation à domicile aurait suffi".
Le vieillissement de la population alimente particulièrement cet effet boule de neige. En cas de chute d'une personne âgée, ce sont en effet les pompiers qui sont envoyés pour un "relevage à domicile". Leur nombre a explosé ces dernières années : de 120.000 en 2010, ils sont passés à 200.000 en 2017. À eux seuls, ils comptent pour 18% de l'augmentation totale du nombre d'interventions sur cette période. "Les personnes âgées sont maintenues le plus longtemps possible à domicile, faute de structures pour les accueillir, explique notre pompier breton. Ce type d'intervention ne relève d'aucun acteur en particulier, donc ça retombe sur nous. Et on doit y aller en équipe de trois, alors qu'il n'y a souvent pas d'urgence médicale". Le développement des services de téléalarme chez les seniors repose d'ailleurs largement sur les pompiers, qui sont alertés par les entreprises qui les gèrent afin d'aller secourir leurs clients. "Les sociétés de téléalarme font de l'argent sur notre dos", dénonce André Goretti alors que dans certains cas, la situation de détresse des personnes âgées est toute relative : "Parfois, on arrive chez la personne et elle veut juste aller aux toilettes, ou nous explique qu'elle n'arrive pas à changer de chaîne sur sa télé…".
"Si on avait assez de personnel on le ferait volontiers mais ce n'est plus le cas"
"Si l'on appelle les pompiers, c'est parce qu'on a besoin d'un transport médical et qu'il n'y a pas d'ambulanciers privés disponibles", justifie pour Marianne François Braun, président du syndicat Samu-Urgences de France et chef des urgences du CHU de Metz. Car ces entreprises de transport ne couvrent pas l'augmentation de l'activité globale : "Il y a un défaut de réponse de leur part, parce qu'ils ont de plus en plus de mal à recruter et que ce n'est pas assez rentable pour eux". En cause, la rémunération versée aux ambulanciers par l'Assurance maladie. "Les tarifs n'ont pas bougé depuis 16 ans, pointe Dominique Hunault, président de la Chambre nationale des ambulanciers. On reçoit autant quand on travaille pour le Samu que pour une prestation privée. Mais dans le deuxième cas, le matériel nécessaire coûte deux fois moins cher". Conséquence : les situations dites de "carence ambulancière" ont décollé, passant de 331.515 en 2010 à 480.297 en 2017, d'après les chiffres du ministère de l'Intérieur. Soit un tiers de la hausse totale du nombre d'interventions des pompiers sur cette période. "Pendant longtemps les pompiers participaient à toutes ces missions-là mais maintenant ils se rendent compte qu'ils n'ont plus les moyens", complète François Braun. "Si on avait assez de personnel on le ferait volontiers mais ce n'est plus le cas", admet André Goretti.
LES EFFECTIFS DES POMPIERS STABLES
Palliatifs du système d'urgences saturés, les pompiers pâtissent aussi du manque de moyens de la police. "Ils transforment des cas d'ivresse sur la voie publique en malaise, pour qu'on les emmène aux urgences, dessoûler à l'hôpital plutôt qu'en cellule de dégrisement", pointe André Goretti. "Ce devrait être le travail des policiers, mais ils ne peuvent plus le faire faute d'effectifs : si une personne est mise en dégrisement, cela nécessite un agent pour la surveiller, observe Arnaud. Bien souvent, ils ne se déplacent même pas tant que l'individu n'est pas agressif".
Problème : alors que le nombre d'interventions a nettement augmenté, le nombre de pompiers est resté stable depuis 2010, à 40.500 professionnels et 195.000 volontaires aujourd'hui. Des chiffres trompeurs, relève Arnaud : "Il y a autant de pompiers volontaires sur le papier mais ils sont de moins en moins dans les centres de secours. Il ne viennent plus en journée : leurs employeurs ne les laissent plus partir à la caserne sur leur temps de travail, en partie parce que les indemnités versées aux entreprises ne sont pas assez élevées". Le manque d'effectifs pèse sur la vitesse des interventions : "Tous les centres de secours autour du mien sont fermés la journée, faute de volontaires. Les pompiers professionnels vont un peu partout dans le département pour compenser, et se déplacent de plus en plus loin".
C'est pour combler ces manques que les syndicats réclament des recrutements. Des embauches qui ne seraient pas du ressort de ministère de l'Intérieur : les pompiers sont des fonctionnaires territoriaux, employés par les Services départementaux et de secours (SDIS), structures financées par les départements et les communes, et placées sous l'autorité des présidents de départements. "Le Samu puise dans les finances de la sécurité sociale, et les SDIS dans celles des collectivités. Le transfert d'activité vers les pompiers pèse donc sur les budgets locaux", pointe Olivier Richefou, président de la Conférence nationale des services d'incendie et de secours (CNSIS) et du département de la Mayenne, qui signale : "Nous qui avons des budgets serrés et limités par l'Etat, nous sommes attentifs à tous les postes de dépense. Et nous ne pouvons pas continuer à augmenter nos budgets pour couvrir des missions que d'autres devraient assurer". Les SDIS reçoivent pourtant une indemnité des hôpitaux quand ils assurent une intervention à la place d'un ambulancier payé par l'Assurance maladie. "Mais elle ne couvre pas le coût de l'intervention, et beaucoup de carences ne sont pas dédommagées", explique André Goretti. Quand le système est dans l'impasse, c'est le 18 qui trinque !