Paris Match du 20 juin 2019
Crise aux urgences : "Il faut revenir à un modèle de proximité et d'humanité"
Le 18 juin, dans les Alpes Maritimes, les personnels grévistes des services d'urgences (hôpital Clavary de Grasse).Sipa press
Le mouvement de grève des personnels des urgences ne cesse de s'amplifier depuis trois mois. A la veille de l'été et d'une nouvelle mobilisation à Paris, le 2 juillet, Gérald Kierzek, urgentiste et médecin des hôpitaux à l'Hôtel-Dieu (AP-HP), fait le point.
Paris Match. Démarré à Paris il y a trois mois, le mouvement de grève s'étend tel un incendie à 131 services d'urgences aujourd'hui. Que révèle cette crise sur l'état de l'hôpital ?
Gérald Kierzek. Tout d'abord, précisons que ce n'est pas un mouvement d'urgentistes, mais de personnels paramédicaux (aide-soignants, infirmiers, etc.), ce qui est inédit. Ce sont un peu les "gilets jaunes de l'hôpital" qui disent aujourd'hui qu'ils n'en peuvent plus. D'un côté les services d'urgences accueillent de plus en plus de monde et de l'autre, on ferme des lits au profit de la médecine ambulatoire. C'est l'effet de ciseaux ! La situation s'est aggravée et nous sommes dans un déni de réalité très inquiétant.
Avec 21 millions de passages, l'activité des urgences a doublé en vingt ans. Comment l'expliquez-vous ?
Nous sommes en pleine transition démographique avec une population qui vieillit et des patients polypathologiques. Quand une personne âgée arrive à l'hôpital avec une pneumonie, elle ne peut être renvoyée chez elle ni être traitée par son médecin généraliste. Comme il manque des lits, les urgences deviennent le goulot d'étranglement. Il y a aussi moins de suivi préventif, celui des médecins traitants. Les centres de santé, c'est un peu la médecine de supermarché : les patients ne voient plus le même médecin d'un rendez-vous sur l'autre, et dans le doute, on les envoie aux urgences. Enfin, il y a la notion de progrès techniques. Il y a quarante ans, un infarctus se diagnostiquait au doigt mouillé. Aujourd'hui, les patients attendent un plateau technique que la médecine générale n'a pas : analyses sanguines, coroscanner, électro-cardiogramme…
Il faut arrêter de culpabiliser les gens. Le problème, c'est le manque de lits !
… Donc rien à voir avec le fait que les gens abuseraient des services d'urgences, comme cela a pu être dit ?
Il faut arrêter avec cette culpabilisation. C'est méprisant pour les professionnels de santé et pour les patients. Cela peut même être dangereux si les gens n'osent plus venir aux urgences alors qu'ils le devraient. En 2019, dans un pays développé, on doit être capable d'avoir des circuits qui permettent d'absorber les flux des urgences. Le problème, ce n'est pas l'amont : les médecins généralistes font tout ce qu'ils peuvent avec les moyens dont ils disposent. Aux urgences, le tri des malades, en fonction de la gravité, ne nous prend pas de temps. Le problème, c'est l'aval, c'est-à-dire les lits et la concentration des services.
Annoncées par Agnès Buzyn, les primes de risques de 100 euros bruts aux personnels non médicaux des urgences, et l'enveloppe de 15 millions d'euros destinée à financer des recrutements dans les services sous tension, sont jugées "insatisfaisantes" sur le terrain.
C'est méprisant de donner une prime de 100 euros car c'est une façon de monter les médecins contre les paramédicaux et, surtout, ce n'est pas ce qu'ils demandaient en priorité. Ces personnels revendiquent avant tout de meilleures conditions de travail pour mieux prendre en charge les patients. Quant à l'enveloppe de 15 millions, cela revient à un poste de paramédical par service pour 60 jours, pas plus. Dans ces annonces, il n'y a aucune réponse structurelle.
Il faut une gouvernance médicale dans les hôpitaux
Quel type de restructuration préconiseriez-vous ?
Cela fait quarante ans que des gestionnaires dirigent l'hôpital et nous envoient dans le mur. Nous devons inverser le modèle. Il faut à tout prix une direction bicéphale dans les hôpitaux, avec une gouvernance médicale. Les arbitrages, les choix doivent être faits avec les représentants des associations de patients, les professionnels de santé, et l'administration doit venir en support. Les choix seraient moins arbitraires et les économies seraient faites sur la pertinence de tels ou tels soins, qui sont les seules éthiquement acceptables. Autre changement : nous devons sortir du gigantisme. Les gestionnaires, pour faire des économies d'échelle, concentrent les hôpitaux, mutualisent les professionnels et les services. C'est dangereux et cela épuise les personnels. Aujourd'hui, on peut dire à une infirmière : "Lundi, tu es en psy, mardi tu seras en cancéro." Le lien humain, cela ne marche pas comme ça! Si c'est rentable à un an, cela ne l'est pas d'un point de vue économique, à cinq ans. Nous devons revenir à un modèle de proximité et d'humanité. Les gens veulent un hôpital où il y a un scanner, éventuellement télé-interprété par un radiologue pour éviter une garde, où il n'y aurait pas nécessairement de chirurgie in situ parce qu'on en trouverait plus loin. Dans les déserts médicaux, cela permettrait d'attirer des généralistes qui se sentiraient moins seuls et pourraient aussi collaborer avec les urgentistes. On est aujourd'hui à des années-lumière de cette organisation et pourtant on en était très proches. Ce n'est pas en marche que nous devons nous mettre, nous devons faire marche arrière !
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Les médecins généralistes doivent-ils, comme l'a estimé Patrick Pelloux, reprendre les gardes pour pallier les manques ?
Les médecins généralistes sont déjà débordés la journée, frôlent le burn out, et on a du mal à les recruter dans les déserts médicaux. Si on ajoute une obligation de garde, ils vont péter un câble et vous en aurez encore moins. La contrainte n'est pas la solution.
A Nantes, les personnels des services d'urgence ont aujourd'hui manifesté devant les grilles de l'Agence régionale de santé (ARS) pour demander plus de moyens et d'effectifs…
Voilà un endroit où il faudrait médicaliser ! Les quelques médecins de santé publique, dans les agences, sont déconnectés de la réalité. Il faudrait revoir les carrières et envisager, au bout de vingt ans de pratique, un mi-temps en ARS et un mi-temps aux urgences. Cela permettrait de soulager les urgentistes des services de réanimation ou de chirurgie et, dans les agences, on aurait des médecins qui connaissent le terrain.